Schizoïdes intervalles:
Pratiques et Espaces
de l’algorithme
10 juin 2024, 9:00 - 19:00
HEAD – Genève, H4.01, S.22
Journée d’étude ouverte au public suivi d’une performance et d’une projection de film
«Entire books could be written, for example, about how the constant stream of notifications serves up slices time into jittery, schizoid intervals, and may well be eroding our ability to focus our attention in the time between them. »
Adam Greenfield
Radical Technologies: The Design of Everyday Life,
p. 40
Dans son ouvrage Radical Technologies: The Design of Everyday Life, Adam Greenfield met en lumière la façon dont les nouvelles technologies replacent nos capacités d’attention et notre pouvoir d’agir, non plus dans un flux temporel linéaire, mais à travers des milliers d’intervalles de temps « schizophrènes et saccadés ». Ces intervalles, bien que gouvernés par des infrastructures, des entreprises, des outils et des espaces technologiques tangibles, possèdent un caractère schizophrène qui réside dans la difficulté de les appréhender matériellement et physiquement.
De l'intelligence artificielle (IA) aux crypto-monnaies et aux environnements 3D, la puissance de calcul est régulièrement représentée par les acteur.ice.s et corporations privées d’internet comme insaisissable et déconnectée de son infrastructure humaine et matérielle. En réfléchissant de manière critique à cette croyance sociotechnique, cette journée d’étude a pour but de nourrir une collaboration entre plusieurs artistes et chercheur.ses suisse et français afin de démystifier collectivement et d'éclairer les pratiques environnementales et humaines gravitant autour de nos cultures numériques.
À travers des interventions de chercheur.euse.es, une série de conférences performée et de performances artistiques, cette journée d’étude ouverte au public vise à mettre en lumière les implications humaines et matérielles de la puissance informatique nécessaire pour faire fonctionner nos plateformes Internet et leurs objets numériques. En opposition aux discours privés de l’Internet utilisant la métaphore du cloud pour nous distancier des impacts sociaux et écologiques de nos comportements et actions en ligne, le symposium se concentrera également sur deux cadres de recherche placés en dialogue et rendus visibles.
La première partie de la journée abordera le thème des pratiques humaines gravitant autour de la puissance informatique de l’Internet. Il s’agira de mettre en lumière les différentes pratiques humaines qui façonnent nos interactions humain-machine (HCI) : allant des cultures du gaming et de folklore digital aux assistants vocaux.
La seconde partie de la journée se concentrera sur le thème des espaces/implications environnementales et des nouvelles configurations/conditions de l’Internet. Il sera question de réfléchir aux espaces et conditions de vie domestique des créateur.ice.s, acteur.i.ces, et consommateur.ice.s du web participatif, de repenser les infrastructures et logistiques des plateformes du cloud et des mondes virtuels.
En plus de cartographier et de réfléchir collectivement sur ces nouveaux territoires Internet, les intérêts et la complémentarité des équipes résident également dans l’objectif de décentrer la recherche académique de son format textuel et d'inclure des artistes et des designers explorant les marges entre production artistique et théorie.
Cyrus Khalatbari,
Doctorant, EPFL, HEAD – Genève (HES-SO)
Nicolas Bailleul,
Université Paris 8 | Vincennes - Saint-Denis, AIAC (EPHA)
Programme de la journée
Latent Intimacies (2024) est un projet collaboratif en cours utilisant la synthèse vocale open source et les modèles de langage génératifs pour explorer de nouvelles formes d'intimité entre humains et machines. À travers trois prototypes, nous nous intéressons à la manière dont ces technologies peuvent évoquer des sentiments d'intimité grâce à des concepts tels que la latence, la vulnérabilité et le protocole. Au lieu de rechercher des interactions fluides, nos prototypes assument leurs contraintes technologiques pour modéliser des relations et des modes de coexistence alternatifs entre humains et machines. La présentation portera ainsi sur le processus de conception et d’implémentation du projet et la présentation d’un prototype.
Vytas Jankauskas est un artiste, designer et éducateur intéressé par la manière dont les technologies façonnent notre vie quotidienne. Sa pratique englobe les objets connectés, les IA génératives, les réseaux sociaux et leur contribution au chaos banal et à la romance techno-domestique. Son travail a été présenté au Medialab Matadero, V&A Digital Design Weekend, Tate Modern Late Exchange, CCCB (avec Superflux), Chronus Art Center, et à l'ISEA parmi d'autres. Vytas est responsable du Pool Numérique à la HEAD ainsi que responsable des programmes interdisciplinaires à La Plateforme à Marseille.
Depuis 2019, la loi cantonale Genevoise protège les livreur.euse.s du canton. Des sociétés telles que Just Delivered, Chaskis, DKKV et autres proposent des alternatives au modèle longtemps dominant de la multinationale Uber Eats. Ces entreprises offrent ainsi une meilleure stabilité de travail. La cadence automatisée de livraison dictée par la plateforme règne néanmoins. Avec comme danger l’algorithme de livraison qui disperse toujours plus qu’il ne rassemble, quels sont les moyens possibles pour sortir du loop de la livraison et prendre soin des livreurs ? Avec ce cadre avantageux, comment évoluons nous, employé·es, entre les lois de l'algorithme, du Canton, et une « ubérisation » sous-jacente dans la matrice de la ville ? La contribution se fixera en premier lieu sur les témoignages de livreur·euses qui comme moi ont connu/subi le passage du modèle d’indépendant à salarié·es. En second lieu, mon intervention portera sur les différences et similitudes entre Uber et les pratiques régies par un cadre salarial. Enfin, il sera question d’explorations artistiques socialement engagées mises en place pour contrer la précarisation et de ma pratique personnelle développée autour de « la livraison de Schrödinger ».
Au cœur de la pratique sculpturale et installative d’Alexandre Boiron, la question de l’interprétation du réel et des dispositifs d’appréhension de celui-ci relève d’une approche holistique. Sciences physiques technologies numériques, mathématiques et programmation informatique sont appliquées à la création d’environnements et de subjectivités extra-humaines, qui s’incarnent dans des sculptures machiniques et questionnent les enjeux d’un futur d’hybridité homme-machine à l’heure de la sixième extinction de masse. Sans céder aux pythies du transhumanisme, c’est plutôt dans une approche inspirée des philosophies du care et des théories des affects qu’il propose de traiter ces entités aux personnalités balbutiantes et en pleine croissance.
Malgré leur caractère rigoureusement fonctionnel et froid, nos machines sont le réceptacle de tout un bestiaire d’entités constituées d’un certain nombre de figures du merveilleux ou de la « petite mythologie ». Pensons aux virus, aux trolls, au « daemons », ou aux sprites (lutins). Sans parler des fantômes qui hantent les machines, ou à ces PNJ de jeu vidéo et autres chatbots plus ou moins étranges. Ancrée dans le champ du folklore numérique, cette présentation abordera l’importance de ces entités, les relations que nous nouons avec elles, ainsi que les multiples façons dont elles permettent de saisir l’avènement d’une « vie artificielle » présente dans nos ordinateurs, en sortant du binarisme simpliste humain/IA.
Nicolas Nova est Professeur à la Haute école d’art et de design (HEAD – Genève) où il enseigne et mène des recherches anthropologiques sur les cultures contemporaines liées aux mutations insufflées par les technologies numériques ou par la crise environnementale. Il est également co-fondateur de Girardin & Nova, une agence d’exploration prospective. Avec un parcours pluridisciplinaire, au croisement des sciences naturelles, de l'anthropologie et des pratiques artistiques, il s’intéresse aux croisement multiples entre enquête et création. Ses derniers ouvrages sont Exercices d’observation, Dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des naturalistes du quotidien (Premier Parallèle), The Manual of Design Fiction avec Julian Bleecker, Nick Foster & Fabien Girardin (The Near Future Laboratory), ainsi que The Bestiary of the Anthropocene avec Disnovation.org (Set Margins').
Le 9 septembre 2023, nous nous sommes rendus au Mans pour assister à la deuxième édition du GP explorer, une course automobile organisée par le youtubeur Squeezie, au cours de laquelle se sont affronté.e.s 24 célèbres créateur.rice.s de contenu sur Internet, mobilisant plus de 60’000 spectateur.ice.s sur place et 1,3 millions de viewers à distance sur la plateforme Twitch. Si cet événement IRL (“in real life”) est volontiers présenté par les célébrités du web qui y ont participé comme un aboutissement social et technologique, le GP Explorer nous a semblé être l’incarnation exemplaire d’une utopie surannée, du rêve d’un Internet augmenté, alimenté de coques Rhinoshield, de simulateurs de courses, de bracelets avec fragments de météorite intégrés et d'abonnements NordVPN. Cette performance vise à réactiver notre déplacement jusqu'au GP Explorer 2, véritable ascension depuis nos chambres « où tout à commencé » jusqu’au circuit Bugatti, sous 35 degrés.
Lorena Lisembard est doctorante au sein du laboratoire CEMTI (centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation) à Paris 8. Son travail, qui considère des enjeux d’éducation aux médias, prend des formes plurielles (installations, curation, écriture, ateliers) et interroge les stéréotypes d’innovation portés par les industries du numérique et les pratiques amateurs de détournement vidéoludique.
Nicolas Bailleul est doctorant contractuel en recherche et création, ainsi qu’enseignant vacataire au sein du laboratoire AIAC (Université Paris 8). À travers la réalisation de films documentaires, d’installations et de performances, le travail de Nicolas Bailleul se définit par l’usage, le détournement, la collecte et l’exploration des plateformes, des mondes virtuels, des espaces connectés et des infrastructures du web aux logiques et géographies incertaines.
L’Ouvroir de Chris Marker et Max Moswitzer est une île du monde persistant Second Life maintenue en ligne depuis 2008 abandonnée depuis longtemps par ses constructeur.ices. À partir de cette œuvre-lieu imaginée comme un chantier de fouilles, nous aborderons les problématiques de préservation propres aux mondes persistants (stratégies de stockage, modes de gouvernance, etc.), ainsi que l'histoire des lieux à travers un ensemble documentaire où l'inventaire des objets occupe une place centrale. Cette approche exploratoire « en surface », dont l'ambiguïté sera également examinée, se manifeste comme un travail de collecte au présent sur les restes d'anciens paradigmes de la virtualité et s'inscrit dans des questionnements plus vastes sur des situations de disparition totale.
Hortense Boulais-Ifrène est doctorante au sein des laboratoires de recherche Arts des images et art contemporain (AIAC, EA 4010) et Transferts critiques anglophones (TransCrit, EA 1569) de l’Université Paris 8. Sa thèse de recherche-création, dirigée par Gwenola Wagon et Arnaud Regnauld, s'intitule « Mondes virtuels en ruines : une approche interdisciplinaire de l’archéologie des médias ». Elle a notamment produit l’exposition The Loot Bag Theory of Fiction pour le Campus du Festival Ars Electronica (Linz, Autriche) en 2023 et a co-organisé en 2024 la journée d’études « Faire avec l’éphémère » des Rencontres de l’EDESTA à l’INHA.
Sous la forme d’une enquête - spéculation, je présenterais un film performance autour du livre Planète B. Acheter n’importe quel objet livré n’importe où en quelques heures est rendu possible grâce à une logistique d’une efficience quasi surnaturelle qui se déploie à l’échelle planétaire. Les marchandises sont acheminées d’un hangar à un autre, elles parcourent les routes, circulent dans les airs et traversent les océans. Pour fonctionner, ces activités logistiques s’appuient sur des réseaux numériques qui, loin de flotter dans les airs tel un nuage – comme voudrait nous le faire croire la métaphore trompeuse du cloud computing –, s’enracinent dans le monde matériel avec leurs câbles, leurs fibres et leurs data centers. Les systèmes d’intelligence logistique ainsi reliés aux centres de distribution forment une grille qui tapisse le monde, le système de « la planète-stock ».
Gwenola Wagon est artiste et enseigne à l’université Paris 1. Son travail imagine des alternatives et des récits paradoxaux pour déconstruire le monde numérique contemporain.
La performance « Echo(re)location » propose de réveiller les voix qui ont habité la Dolphin House, le laboratoire-maison du neuroscientifique John C. Lilly, en explorant les archives sonores qui nous sont parvenues de cette expérience. Si l'animalité de Peter le dauphin et la féminité de la scientifique Margaret Howe ont tous deux été technologisés au service du projet scientifique, se mettre à l'écoute de leurs voix oubliées permet d'envisager une histoire alternative de l'intelligence synthétique. Canalisant les échos entre la communication inter-espèce, la recherche de vie extra-terrestre et l'extinction humaine, Eloïse propose d'explorer les solidarités anti-naturelles qui se tissent lorsque l'on habite nos aliénations.
Diplômée de la HEAR de Strasbourg et du post-master DIU EUR ArTeC, Eloïse Vo est artiste et doctorante à l'EPFL/ALICE à Lausanne et à la HEAD-Genève, Hes-So. Son projet de recherche-création étudie le rôle de la Dolphin House en tant que média dans les expériences de John C. Lilly, et les multiples processus d'extraction de la cognition humaine et non-humaine qui se cristallisent au sein de cette architecture-interface. A la recherche d'une histoire alternative de l'intelligence synthétique, Eloïse développe une pratique artistique dans le domaine élargi des 'archives studies', de la performance et des arts numériques, pour explorer le concept de wetware et les techno-aliénités qui sont produites au sein des environnements hybrides - numériques et non numériques.
Dans une maison isolée du monde, Léo et Nicolas s’attèlent à la création de « Vivarium », un jeu vidéo dans lequel on assiste au pourrissement d’une maison inhabitée. Un jeu qui fait étrangement écho au lieu où les protagonistes peinent à cohabiter.
Nicolas Bailleul est doctorant contractuel en recherche et création, ainsi qu’enseignant vacataire au sein du laboratoire AIAC (Université Paris 8). À travers la réalisation de films documentaires, d’installations et de performances, le travail de Nicolas Bailleul se définit par l’usage, le détournement, la collecte et l’exploration des plateformes, des mondes virtuels, des espaces connectés et des infrastructures du web aux logiques et géographies incertaines.